Avertissement:
- Dans cet article le mot antillais désigne guadeloupéens, martiniquais et guyanais même si la Guyane n’a pas de côte au niveau de la mer des Caraïbes, elle est tout de même très proche géographiquement de cette mer. Je n’inclus pas toujours les réunionnais dans mon propos mais je suis tout à fait consciente que l’esclavage a eu lieu aussi à la Réunion.
- L’esclavage dans le texte désigne par défaut la traite négrière du XVIIe au XIXe siècle mais je suis là encore tout à fait consciente qu’il y a eu d’autres formes d’esclavage avant cette période et également après et que malheureusement l’esclavage existe toujours aujourd’hui.
Il y a déjà quelques mois de cela, Christine Angot, alors polémiste dans l’émission « On n’est pas couché » sur France 2, avait fait une comparaison entre la traite négrière et la Shoah. Plus spécifiquement, le sujet portait sur la mémoire des crimes tels que ceux cités plus tôt. Pour Christine Angot « non ce n’est pas vrai que les traumatismes sont les mêmes » et je suis tout fait d’accord avec elle. Les traumatismes sont différents mais ce n’est pas pour autant qu’il existe une hiérarchie entre les crimes, celui-ci est plus atroce que celui-là parce que les intentions des oppresseurs, des criminels ne sont pas les mêmes ? J’en doute, et pourtant c’est ce qu’elle a laissé entendre en disant qu’en « voulant indifférencier [les souffrances] ça conduit à l’indifférence de ce qu’a vécu un groupe de personnes […] ». Elle a ajouté d’ailleurs que « le but avec les juifs a bien été de les exterminer, ça introduit une différence fondamentale […] avec l’esclavage des noirs […] où c’était exactement le contraire, l’idée c’était qu’ils soient en pleine forme, en bonne santé pour pouvoir les vendre […]. ».
Dans ces propos et dans la comparaison qui a été faite, même si apparemment son intention n’était pas d’en faire une, on peut déceler une hiérarchisation des souffrances. En disant cela, Mme Angot insinue que concernant la traite des noirs, comme l’intention (première) n’était pas de les exterminer et bien la souffrance est différente et dans une certaine mesure moindre. Elle s’est heureusement excusée pour ses propos et elle a indiqué qu’elle s’était mal exprimée, qu’elle n’avait pas su trouver les mots. Je ne suis pas totalement convaincue par ses excuses mais une chose est sûre cette polémique montre une chose : il y a une méconnaissance certaine de la traite des noirs en France métropolitaine.
Et là je vais comme Mme Angot faire le parallèle avec la Shoah. Le travail de mémoire sur ce triste épisode de l’Histoire de France est très bien effectué. Il y a une quantité considérable d’archives historiques par écrit ou en image, il y a de nombreux témoignages qui ont été recueillis. Documentaires, films, livres, photographies, vidéos, les ressources pour s’informer sont abondantes, et c’est vraiment un travail honorable que de mettre à disposition tout cela pour que les gens sachent. Ce n’est malheureusement pas le cas avec l’esclavage. Tout d’abord parce que l’époque n’a pas permis de recueillir des traces, des témoignages, des écrits du côté des opprimés ou en tout cas très peu. Il y a certes des ressources du côté des oppresseurs mais cela ne reflète pas l’entière réalité de l’esclavage. Ensuite l’éloignement géographique ne simplifie pas la tâche non plus. Cependant il est important de rappeler que malgré la distance entre la Métropole et les Antilles (et la Réunion), c’est la première qui a profité le plus de la traite négrière. La France telle qu’on la connaît aujourd’hui ne serait pas ce qu’elle est, ne serait pas l’une des plus grandes puissances mondiales sans l’exploitation des ressources aux Antilles. Les nombreux comptoirs comme on les appelait avant réceptionnaient des denrées exotiques comme le sucre, le café ou le tabac et ont permis l’enrichissement de la France métropolitaine. Je ne dis pas que toute la population de l’époque c’est enrichie sur le dos des esclaves noirs mais que les populations qui en ont bénéficié ont participé fortement au développement économique français.

Tout cela est expliqué plus en détail par l’historien Frédéric Régent qui était présent lors du débat organisé par « On n’est pas couché » après la polémique. Peut-être que les producteurs de l’émission ont compris qu’il y avait une méconnaissance ou peut-être qu’ils ont juste voulu désenfler la polémique, je penche plutôt pour la deuxième option même si j’aimerais croire que la première est vraie. Peu importe leurs intentions, j’ai beaucoup apprécié le geste et j’ai trouvé que cette émission participait justement au travail de mémoire et d’éducation sur le sujet de l’esclavage. Pendant ces 53 minutes de débat, les 3 invités, Serge Romana, Dominique Sopo et Frédéric Régent, ainsi que Christine Angot et Laurent Ruquier ont essayé de comprendre les raisons de la polémique à travers l’histoire de l’esclavage mais également les traces qu’il a laissées derrière lui. J’ai moi-même, en tant que petite-fille d’une antillaise et ayant vécu aux Antilles pendant environ 8 ans, appris certaines choses. Mais je dois avouer que ce débat m’a principalement appris comment verbaliser tout ce que j’ai vécu et ressenti aux Antilles. Comme je le dit souvent, les antillais sont dans une certaine mesure esclaves de l’esclavage. Comme l’a fait remarquer M. Romana dans le débat, la société antillaise est née pendant la traite négrière, elle n’existait pas avant cette période contrairement à la communauté juive qui existait déjà avant la Shoah. Il faut rappeler qu’avant aux Antilles vivaient des amérindiens qui ont été décimés et chassés par les colons. Ces derniers ont donc librement mis en place le système d’esclavage donnant naissance à un groupe hybride, bancal, sans repère, sans racine et surtout maltraité. La société antillaise et en général les sociétés caribéennes et américaines, portent les stigmates de cet horrible épisode encore aujourd’hui.
Par exemple le colorisme est très ancré dans les mentalités. Les métis à la peau et aux yeux clairs, qui sont désignés par le terme chabin(e), sont généralement considérés comme plus beaux et plus attirants que des personnes avec des traits plus grossiers et des cheveux plus crépus. Ce traitement de faveur est notamment dû au fait que les esclaves de maison qui avaient en général un travail moins épuisant, plus « agréable » si je puis dire, étaient tous des chabins. Parce que oui, il fallait être clair de peau pour pouvoir côtoyer les blancs dans leur demeure.
La violence que les esclaves ont subie s’est retransmise sur des générations et aujourd’hui elle est toujours omniprésente aux Antilles. En 2017, la Guyane, la Guadeloupe et la Martinique étaient classés 1er, 4e et 5e départements les plus dangereux de France avec 23, 14 et 11 faits de violences répertoriés pour 1000 habitants (source francetvinfo.fr et outremers360.com).
Les colons après l’abolition ont été indemnisés financièrement pour la perte de leur main d’œuvre alors que les esclaves se sont retrouvés pour la plupart sans rien, ou avec un petit lopin de terre. Cela a mené à une grande inégalité entre les descendants d’esclaves et les descendants de colons. Ces derniers détiennent de nombreux commerces et concentrent une grande partie de la richesse de ces territoires aujourd’hui.
Il y a encore de nombreux autres exemples que je peux citer. Tout cela je le sais parce que je l’ai vu, parce que je l’ai vécu et également parce qu’on m’a informée et surtout parce que je me suis informée sur l’esclavage. En effet, il ne faut pas se voiler la face, le petit paragraphe dans les livres d’Histoire n’est pas suffisant pour comprendre l’esclavage et ses conséquences.

Et c’est pour cela que le travail de mémoire est très important. En comprenant ce qu’il s’est passé, pourquoi et comment ça s’est déroulé on comprend plus facilement l’Autre, dans ce cas on comprend les Antillais. Si on comprend ce qu’il s’est passé et ce qu’il se passe, on évite par conséquent de faire des déclarations telles que celles de Mme Angot et on évite de blesser et de bafouer une communauté qui essaye tant bien que mal de panser ses plaies. Une communauté qui également pense ses plaies car elle n’a pas totalement mesuré l’ampleur et la profondeur de celles-ci. Je vous invite donc, antillais, guyanais, réunionnais, ultra-marins et métropolitains à faire ce travail de mémoire ensemble. Pour cela j’ai décidé d’écrire quelques articles autour de l’esclavage. Le premier porte sur deux femmes abolitionnistes et esclaves : Solitude et Mary. Vous pouvez consulter cet article en cliquant ici. Pour finir, le 10 mai se déroule la journée de commémoration de l’esclavage et de son abolition, encore un fois l’occasion de se rappeler. Elle a été instaurée à cette date car le 10 mai 2001, soit 153 ans après l’abolition, le Parlement français a adopté la loi Taubira qui reconnaît la traite négrière et l’esclavage comme un crime contre l’humanité (source esclavage-memoire.com).
Que se soit la Shoah, la traite négrière ou tout autre évènement, informons-nous tous sur notre Histoire passée pour en écrire une plus belle demain.
Crédit photo: Statue « Les Marons de la Liberté » réalisée par l’artiste guyanais Lobie Cognac
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Petite nota bene, la date de la journée commémorative de l’esclavage et de son abolition est différente en outre-mer. Elle correspond pour chaque territoire à la date exacte de proclamation de l’abolition de l’esclavage. Ces proclamations ont toutes eu lieu dans l’année 1848.
- Martinique : 22 mai
- Guadeloupe : 27 mai
- Guyane : 10 juin
- Réunion : 20 décembre
Juste pour information, l’esclavage a aussi eu lieu à Mayotte à la même époque et il a été aboli (en quelque sorte) en 1846. Je vous laisse en lire plus sur le sujet avec un court article que vous pouvez consulter en cliquant ici.
Je sais que 53 minutes c’est long mais je vous conseille vivement de regarder le débat sur l’esclavage de l’émission « On n’est pas couché ». Comme je l’ai dit plus tôt, regarder ce débat c’est aussi faire son travail de mémoire.
Enfin je vous propose de regarder 2 vidéos sur l’esclavage qui sont beaucoup plus courtes à regarder. La première vient de la youtubeuse Crazy Sally qui répond aux propos de Mme Angot et nous informe sur toutes les atrocités commises pendant la traite négrière mais également pendant d’autres épisodes où des populations noires ont été réduites en esclavage. La deuxième a été réalisée par la youtubeuse Hellow Nyny. C’est une vidéo qui fait un rapide récapitulatif historique de la traite négrière. Bon visionnage!
2 commentaires sur “La traite négrière, devoir de mémoire de tous les français”